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Ecrire, écrire, écrire... A l'origine, écrire, ça signifie écorcher, égratigner, tracer des signes, graver... Pour Valentine, ce serait plutôt donner de la matière à la parole ou au silence. Parce qu'elle n'avait pas su comment parler, parce qu'insidieusement on l'avait contrainte au silence, parce qu'on l'avait empêchée de s'exprimer, elle voulait écrire.
Il était tard. Dehors, il neigeait. C’était la nuit. Assise sur le canapé, les genoux repliés, Valentine réfléchissait, tournait en rond, ne savait pas comment commencer. Finalement, elle imagina la lecture, assise dans un fauteuil dans la pénombre, un projecteur dirigé sur la lettre qu’elle lisait aux enfants autour d’elle. Alors les mots glissèrent sur le papier. En préambule, elle s’adresserait d’abord au public : « Ne lisez pas cette lettre seul, je vous en prie mais lisez-la à vos enfants, les vôtres ou ceux des autres, afin que le silence ne soit plus la seule loi régissant les violences de l’intimité... » Elle ratura le mot « intimité », le remplaça par « sexuelle », puis après avoir remonté la couverture, continua « et laisse les crimes se perpétuer. » Oui, c’était ça, le silence laissait les crimes faits aux enfants se dérouler en toute impunité et invitait les agressions à recommencer avec la même complaisance de ceux qui savent mais ne veulent pas voir.
D’un trait, elle écrivit en s’adressant maintenant aux enfants allongés ou assis sur scène :
« Ça peut être un père, un grand-père, votre oncle, un parrain, votre frère ou un cousin, un ami de tes parents ou le nouveau mari de ta maman. Ça peut être un instituteur, un professeur, votre entraîneur, un prof de sport, un moniteur en colonie, un directeur d’école, même le docteur ou un garçon dans la rue, un grand qui vous fait peur ou quelqu’un au sourire d’enfant qui te dit : « Viens... » Ça peut être un monsieur très chic ou bien célèbre, quelqu’un qu’on voit à la télé le samedi soir ou au cinéma sur grand écran, un Don Juan au sourire d’ange. Ça peut être le type au coin de la rue, une espèce de créature mal habillée et mal rasée qui boit pas mal pour oublier. Mais celui-là tu t’en méfies alors c’est rarement lui. Ça peut être un bonhomme au visage triste qui ressemble à un Pierrot ou bien un clown très rigolo qui aime lorsqu’il te fait rire. Ça peut même être une dame gentille ou un enfant beaucoup plus grand. Et quand tu as grandi, ça peut être un amoureux, un mari ou votre amant, quelqu’un qui vous aime, un mec charmant. En fait, ça peut être n'importe qui. »
Valentine s’arrêta comme en apnée pour respirer. La nuit de neige l’enveloppait d’une atmosphère singulière dans son cocon protecteur.
Toutes ses soirées d’hiver, elle les passait à écrire le spectacle qu’elle avait en tête. Et dans la journée, elle mettait au point la chorégraphie avec des élèves de l’école de danse. Le soir de la première tombait le premier vendredi du mois de mai. Valentine était derrière le rideau, elle jeta un dernier coup d’œil à la salle pleine et encore bruyante.
Elle rejoignit les coulisses pendant toute la première partie. Des filles et des garçons dansaient la naïveté, la pureté, l’innocence, la candeur de l’enfance quand tout va bien. Attentive aux unes et aux autres, Valentine était là pour les soutenir d’un regard ou d’un geste encourageant, mimer un mouvement pour pallier un oubli ou un trou de mémoire.
Puis, ils ont ralenti leur course quand la lumière progressivement s’est éteinte. La musique s’est tue. Valentine est entrée sur scène dans le noir, elle s’est assise parmi les enfants. Un projecteur s’est rallumé sur la lettre qu’elle tenait dans les mains. Après, elle a commencé à lire les phrases qu’elle connaissait par cœur, en prenant bien son temps, en détachant chaque syllabe pendant que les lumières éclairaient un à un les enfants. Elle a terminé la lecture sur ces phrases : « Alors quand quelqu’un vous fait quelque chose que vous trouvez bizarre, que vous n’aimez pas ou qui vous met mal à l’aise, osez dire Non. Et si c’est quelqu’un que vous aimez, vous pouvez lui dire : Je t’aime... mais pas comme ça. Et fuyez parce que vous êtes en danger ! Allez trouver une grande personne pour vous aider et racontez. »
Ils l’écoutaient avec leur âme d’enfant. Elle ajouta en relevant la tête en direction du public et en particulier de sa mère: « Ne restons plus dans le silence ! » Dans l’obscurité de la salle, ils étaient plus d’un, à retenir des larmes, la gorge nouée sur les années muettes, incapables d’évoquer l’inceste enseveli sous les cendres de la honte.
Des coulisses, Valentine a continué à accompagner les enfants qui dansaient. Immobiles dans le silence de la nuit, comme endormis dans leur rêve, ils ont été pris dans une ronde lancinante. Des danseurs au corps bien trop grand pour eux, s’étaient faufilés sur scène. D’instinct, les enfants se sont recroquevillés par terre. Alors ils ont entendu une voix off leur répéter « Quand quelqu’un vous fait quelque chose que vous trouvez bizarre... Osez dire Non. » La crédulité à croire n’importe qui sous un sourire, s’est envolée. Et ils ont commencé à se relever un par un sous les projecteurs. Marie, la première, suivie d’Emilie, et Baptiste en troisième, puis Lucie, Louison, Julien, Amandine, Jeremy, Camille et tous les autres.
Sarah a levé un index en direction de l’homme au torse nu qui dansait face à elle. Elle a bougé son doigt dans un mouvement de droite et de gauche, de plus en plus large pour qu’il n’y ait plus de doute. Marion l’a suivie, puis une autre... Ils ont enchaîné avec les mouvements de la tête pour accompagner l’index qui disait non. Valentine leur faisait signe de se donner la main. C’était le moment de former une seule ligne. La lumière des projecteurs amplifiait le mouvement des corps qui faisaient bloc et se balançaient sur scène, à la limite du déséquilibre pour signifier leur refus, soutenus par une musique obsédante. La ligne s’est transformée en farandole. De la salle, on voyait comme un ruban sur scène, qui se déplaçait, multicolore, passant à travers les danseurs incapables d’arrêter le mouvement de la rébellion. Ensemble, en se tenant la main, les enfants s’échappaient d’une emprise.
La petite Camille s’est avancée sur scène. Elle a tourné la tête
vers les coulisses. Dans son regard, Valentine se voyait au même âge, repensait au Petit Prince et à la main de Jacques sur ses cheveux. Elle lui a
fait signe avec le pouce levé que ça irait. Camille s’est perdue dans le regard de Valentine pour trouver le courage de se lancer. Et, avec sa voix d’ange, elle a pris la parole, éblouie par les
projecteurs. On entendait les mots « aider, grandir, dans un monde protégé. » A la fin, Valentine est sortie des coulisses, elle venait danser un duo avec Camille, l’entourant de ses bras
protecteurs. D’autres danseuses l’ont suivie sous une pluie de confettis pour rejoindre Amandine, Marie, Jeremy et les autres enfants dans un final émouvant. Puis le rideau est
tombé.
Christine Beillon
Extrait de "Sous le voile des apparences" Roman