Rêver sa vie


    J'entends les paroles d'une chanson. Je m'égare, je reconnais la voix de Souchon:

    « Tu la voyais pas comme ça ta vie...

       Tu la voyais pas comme ça frérot

       Doucement ta vie t'as mis K-O

       T'avais huit ans quand tu t'voyais

       Et ce rêve là, on l'a tous fait. »

 

     Non, je l'imaginais pas comme ça ma vie. Moi, quand j'avais huit ans, je sautais et virevoltais en sortant du cours de danse. Je rêvais à être danseuse, danseuse étoile à l'Opéra, pourquoi pas? Fallait travailler, ça tombait bien. J'aimais ça travailler d'arrache-pied. Mon rêve à peine rêver et déjà cassé par un médecin de quartier, pour une scoliose sur mon dos qui voulait pas se redresser.   

   Le docteur avec son air de rien, nonchalamment, il m'a cassé ma boule de cristal, cassé mes envies, rendu banale. Moi, j'étais pas tempête et rocher noir. J'étais plutôt brise à faire s'envoler les nuages.

     Alors à quoi on rêve quand on n'a plus de rêve? On prend le rêve des autres. Parfois, ça marche, souvent ça marche pas. J'ai pioché de-ci, de-là, des idées que j'avais pas. Et puis, à l'école, je me suis accrochée à ce que je savais faire. J'ai écouté et travaillé pour avoir de bonnes notes. Je n'avais plus d'idées après la danse alors j'ai copié le rêve des autres. J'ai fait un métier que je connaissais par coeur à cause de mon dos qui zigzaguait.

    Après je me suis évadée dans des études à l'université parce que finalement, je ne me voyais pas vivre le rêve des autres tout le restant de ma vie; ça m'allait bien, je vivais la tête dans les nuages dans des espaces virtuels à dimension finie ou infinie. Je rêvais tout le temps à ma façon.

    La vraie vie m'a rattrapée quand il a fallu travailler et comme y disait Souchon:

    « Tu la voyais pas comme ça ta vie

       Pas d'attaché-case quand t'étais petit

       Ton corps enfermé, costume crétin

       T'imaginais pas, j'sais bien. »

 

      Alors j'ai repris mon métier d'avant pour en faire quelque chose qui me ressemble. Une pâle copie de danseuse.

Mais il y a du mouvement et le mouvement c'est la vie. La chanson continue sur son air de rien...

      « Moi aussi j'en ai rêvé des rêves

       Tant pis.

       Finalement, tu la voyais grande

       Et c'est une toute petite vie.

       Tu la voyais pas comme ça l'histoire. »

 

     J'ai pas été une grande danseuse à l'Opéra. Je donne des conseils dans ma toute petite vie à des jeunes femmes pour garder un corps de plume qui zigzague pas.

     Je la voyais pas comme ça l'histoire. Qu'est-ce que je peux faire maintenant pour retrouver une part de rêve, une part de moi? Faire mon métier à ma manière, sans copier ce que font les autres. Marcher sur la pointe des pieds en équilibre. Danser la vie jusqu'au bout, sans se laisser tasser par le poids des années. Garder l'esprit léger à vouloir voler, sauter et faire semblant de danser.

 

   Et écrire? Pourquoi pas... écrire... Je me réveille, je m'étais assoupie. J'entends le disque rayé et Souchon fredonner « Rêver, rêver, rêêêvvveeeerrrrr... »

    Alors je rêve que j'écris, une histoire, mon histoire qui ne serait pas vraiment la mienne d'ailleurs. Dans ma tête, ça se bouscule. En face de moi, une fille en talons aiguilles me demande:

   - Pourquoi tu veux écrire? Pour faire des best-sellers, pour être connue?

   - Non, je voudrais écrire pour réécrire l'histoire, prendre des chemins que je n'ai pas osés prendre.

Ecrire pour laisser une trace de ma toute petite vie, écrire pour jouer avec les mots, écrire pour éclairer la pellicule de mes souvenirs, écrire pour rendre éclatants les moments de bonheur, écrire pour ne pas oublier, écrire au cas où je les oublierais, écrire pour transformer la comédie d'une réalité un peu sombre, écrire pour réparer quelque chose, écrire ce que personne n'a voulu me dire, écrire l'indicible et guérir.

Et surtout, écrire pour dire que même une toute petite vie, ça vaut la peine d'être vécue.

 

Christine B.   Avril 2011

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